Les vertus de l’échec
Monsieur
le Professeur, laissez-moi tout d’abord vous remercier
pour votre aimable et
généreuse introduction. C’était si complet et si
beau que seule ma mère aurait souhaité qu’elle soit un peu
plus longue. Je suis très honoré d’être invité
au sein de cette vénérable Université pour y recevoir le
titre de Docteur Honoris Causa.
Malgré
mes protestations, votre Président m’a demandé de prononcer
un discours en Français. Je ne pensais pas qu’une humiliation
publique serait le prix de cet honneur. Mes connaissances en Français
sont hélas si maigres qu’il est difficile de parler de
connaissances. J’ai appris le français à Cleveland, dans
l’Ohio, il y a quarante ans de cela. Mon premier professeur de
Français au lycée était Mademoiselle Barr, une jeune femme
aux belles formes et pleine de vie. Je me rappelle que tous les garçons
de la classe l’attendaient chaque fois avec impatience, car elle portait
des blouses serrées et elle nous parlait avec enthousiasme d’un
certain séjour en France où elle découvrit le vrai sens de
« joie de vivre ». L’année suivante, le
cours fut enseigné par un Monsieur austère qui croyait fermement
aux vertus d’une discipline de fer.
Ce changement sonna le glas de mon intérêt pour le
Français.
Ceux d’entre
vous qui connaissent les Etats-Unis savent bien que l’Amérique
profonde ne brille pas par ses connaissances linguistiques. J’entends par
là que l’anglais américain est souvent la seule langue
parlée, et bien souvent pas très bien. Mes cours de
français m’ont toutefois permis de lire les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas, ainsi que
d’apprendre par cœur la phrase suivante : « Le chat et le
rat ne sont pas amis ». Cette phrase s’est
avérée plutôt inutile - jusqu'à aujourd’hui en
tout cas ! Je vous demande donc de bien vouloir me pardonner si je
massacre votre charmante langue avec mon accent déplorable. Mais je peux vous promettre une chose.
Comme le disait le roi Henri VIII à chacune de ses nombreuses
épouses : Notre temps ensemble sera court.
J’ai
choisi d’intituler mon discours « Les vertus de
l’échec. Il peut vous paraître surprenant que j’aie
choisi de parler d’échec aujourd’hui. Premièrement,
l’échec est une notion qui ne m’est pas
étrangère. Deuxièmement, j’ai l’intime
conviction que toute recherche innovante est un savant mélange de
nombreux échecs et de peu de succès. Cela n’est pas
forcément évident pour ceux d’entre nous en dehors du
milieu scientifique, ou même pour les étudiants scientifiques
débutants. La presse et la
littérature scientifique rapportent régulièrement des
résultats époustouflants. Ces articles donnent l’impression
que les succès sont bien plus nombreux que les échecs. Cette
fausse idée est renforcée par certains séminaires,
où l’orateur donne l’impression que sa recherche s’est
faite sans effort, en suivant simplement une succession d’étapes
logiques. Mais, chaque scientifique le sait bien, cette impression n’est
qu’une illusion. En réalité, la recherche est une
série d’erreurs et d’obstacles, un peu comme un parcours du
combattant. Rien ne va jamais
comme on le veut. Pour paraphraser
Winston Churchill, je dirais que la recherche consiste à aller
d’échec en échec avec toujours le même enthousiasme.
Si la nature d’un travail de recherche est vraiment innovante, il
est difficile de prédire ce qui va en ressortir. La recherche innovante
ne consiste pas à repousser les frontières de connaissances déjà
établies. Elle ne se réduit pas non plus à remplir les
cases blanches d’un formulaire. Ce type de recherche a sa place, bien
sûr, mais je ne le considère pas innovant. Le scientifique
débutant fait un grand pas en avant le jour où il comprend que
les expériences peuvent échouer, et même échouer
souvent. L’expérimentation, ce n’est pas un simple exercice
de laboratoire qui doit réussir à chaque tentative. Même si
les travaux se fondent sur des théories
bien connues, même s’ils sont parfaitement organisés et
planifiés, les résultats sont
souvent bien différents de ceux que l’on attendait. La science
expérimentale consiste à fouiller l’inconnu. C’est un peu comme un jeu de devinettes. Bien entendu, il faut deviner le mieux
possible. Parfois nos
prévisions peuvent s’avérer totalement fausses, et les
expériences semblent n’apporter aucun résultat
significatif. En effet, les découvertes les plus grandes,
lorsqu’elles surviennent, sont toujours une surprise. D’ailleurs,
comment ne pas être surpris par une découverte qui change notre
compréhension du monde?
Je crois que ce principe est bien reconnu dans de nombreux domaines. Les
romanciers disent souvent que leurs personnages ont pris le contrôle du
récit et l’ont conduit dans une direction autre que celle
prévue initialement. De même, les journalistes constatent souvent
qu’au fur et à mesure qu’apparaissent des faîts
nouveaux, le récit prend une tournure bien différente de celle
imaginée au départ.
L’apprenti chercheur doit apprendre à un moment
donné à accepter l’échec, et prendre le risque
d’essayer d’autres approches.
C’est difficile, mais essentiel. Le scientifique expérimenté sait que les
échecs font partie du processus créatif. Pour surmonter cela, je
conseille d’adopter l’attitude de celui que j’appelle le
« schizophrène satisfait » : Croyez
passionnément en une chose, et en même temps n’y croyez pas
vraiment. Croire en quelque
chose tout en restant sceptique peut sembler contradictoire, mais un tel
état d’esprit est très utile si vous cherchez à
comprendre la nature. Formulez la meilleure hypothèse possible, et
cherchez immédiatement comment tester si cette hypothèse ne vous
masque pas la vérité.
Vivre avec une telle ambiguïté, c’est possible. On peut même l’enseigner
à d’autres.
La
science est par nature une activité subversive : il s’agit de
remettre en question des principes qui semblaient bien établis. Lorsque
toutes les tentatives visant à démontrer le contraire ont
échoué, alors seulement pouvons nous commencer à croire en
la réalité de notre affirmation. Tous ces tests sont à la base du
processus qui permet à l’hypothèse de se transformer en
théorie, puis finalement en loi scientifique. Et lorsque nous devenons
plus réfléchis et avisés, nous découvrons que
même les lois les plus reconnues ont aussi leurs limites.
Si la recherche
expérimentale est souvent une succession d’échecs
ponctués par seulement quelques réussites, le sage tire
leçon de chacun de ses échecs. C’est ainsi que la nature nous guide vers la
vérité. Etre déçu par un échec, c’est
humain. Cependant, pour devenir un chercheur accompli, il faut savoir apprendre
de ses erreurs et savoir surmonter ses déceptions. D’ailleurs sans
nos innombrables échecs, nous ne saurions apprécier nos quelques
succès à leur juste valeur. Le schizophrène satisfait
interprète l’échec comme la seule voie vers l’innovation.
L’échec nous aide à résoudre les mystères de
ce monde. Dans l’univers de la recherche, il est et restera notre plus
fidèle compagnon.
Secrètement, le chercheur avisé sait que
l’échec est un puissant moteur vers le succès.
Je
tiens à vous remercier une nouvelle fois de me conférer ce grand
honneur.